Ce qu'il voulait... N'était-ce pas la plus vaste des questions ? Ils se l'étaient tous demandés, à un moment ou à un autre, tous autant qu'ils étaient, même ceux qui étaient avec lui depuis le tout début. Il se souvenait encore, des souvenirs si clairs, de temps anciens et enfuis, quand les mondes étaient encore jeunes et presque informés, avant que le Dessein ne prenne véritablement place, dans ce qui était maintenant les Limbes mais portait alors un autre nom. C'était un temps de rire et de joie, une joie étrange maintenant, incompréhensible à ceux qui vivaient sur cette terre qu'on appelait à présent Eternia, étrangère à ce siècle, ce millénaire, ce cycle, cette phase de l’existence. Il se souvenait d'un jour, même si « jour » n'avait pas le même sens, d'un verre fin et aérien remplis d'un liquide cristallin aux reflets de toutes les couleurs d'alors, dont certaines n'auraient même pas pu être vues aujourd'hui, et du plateau qui se dressait entre sa sœur et lui, le plateau d'un jeu qu'aucune main mortelle n'avait jamais joué. Il se souvenait de chaque trait de sa beauté inaccessible au présent et à ses barrières, de ses yeux pétillants, son sourire sans pareille. Elle était amusé ce jour là – leur amusement à eux – et sa voix était rieuse quand elle s'était élevée, après qu'il eût bougé une pièce, la regardant de ses yeux rouges, d'une autre teinte qu'aujourd'hui.
« Oh, mon frère, que peux tu bien vouloir ? »
Sa voix – elle ne pouvait retenir ici, pas plus que les mots ne pouvaient être prononcés par une bouche mortelle ou parfaitement entendu dans un air mortel et par des oreilles mortelles – avait été amusée, mais sincère. Même elle ne le comprenait pas totalement. Même Calarenne, qui n'avait jamais posé la question de vive voix mais dont les yeux, si bleus, étaient pour lui des portes ouvertes sur son âme, ou ce qui lui tenait lieu d'âme. Peut-être étaient-ils venu à bout de leurs interrogations, tous les deux, car c'étaient des êtres sages, subtils et très anciens, qui le connaissait mieux que personne, mais pas totalement, il ne le pensait pas. Même Ellianne ne pouvait toujours vraiment le comprendre, quoi qu'elle accepta toujours ce qu'elle ne comprenait pas sans réserve, quand cela venait de lui. Alors, en regard de tout cela, comment aurait-il pu demander à Lupus de le comprendre, même s'il avait voulu de cette compréhension ? De savoir ce qu'il voulait, au fond ? Le Lorrain le connaissait depuis longtemps, à l'aune où l'on mesurait aujourd'hui ces choses, et vivait depuis bien plus longtemps encore, mais le Spectre ne s'attendait vraiment pas à ce qu'il comprenne, qu'il ait ou non été sincère en posant la question.
D'ailleurs, il ne prétendait pas non plus le comprendre. Les choses auraient été beaucoup moins amusantes s'il avait tout compris, à cela comme à nombre d'autres données. Encore une fois « amusante » n'était qu'un ersatz de mot, n'avait pas le même sens qu'aujourd'hui. Medar n'avait pas besoin de voile sur ses pensées, quoiqu'il y en eût bel et bien un, autant pour empêcher les mortels de plonger dans la folie en les sondant que pour se garder de certains membres de la famille, ou des Dieux, Démons et autres êtres aux noms divers qui étaient assez sages, anciens et puissants pour lire quelque chose. Il n'avait jamais été lui-même ni Dieu ni Démon, seulement un Spectre, au sens très ancien d'un mot venu de très loin. Certains des siens c'étaient fait dressé des autels, avaient construit des religions autours d'eux. Ce n'était pas difficile, avec les mortels, et c'était parfois utile, il devait le reconnaître. Au fond, sans doutes n'était-ce pas des mensonges, quand on y réfléchissait, car qui pouvait dire au juste ce qu'était un Dieu ? Tout ce qui était construit autours l'était, par contre. Mais au fond, leur singularité tenait à leur nature très ancienne, et à rien de plus. Nul autre que les siens n'aurait pu déchiffrer quelque chose de vraiment utile en lui, car la langue dans laquelle il pensait, ainsi que la tournure même de sa psyché étaient bien trop étrangères à presque toutes les autres créatures passées ou à venir dans les méandres des possibles.
Ce fût cet être qui écouta Lupus jusqu'au bout, sans l'interrompre, son sourire aussi fin qu'une lame ne le quittant pas. Il l'observa disséminer les allusions, perçu une certaine part de mensonge mêlé à la vérité si intimement que même son esprit subtil ne pouvait tout démêler, pas avec lui. Il vit évoluer les circonvolutions de ses considérations sur l'équilibre de l'univers, la place des choses et tout le reste, son sourire s'agrandissant. Et puis, quand il eût fini, il éclata de rire. Un rire aux milles nuances, terriblement beau et charmeur, remplit d'amusement, mais aussi d'ironie, de cynisme, et de bien d'autres choses, dont certaines étaient anciennes et souvent n'avaient pas de noms. Ce n'était pas un rire qui cherchait à blesser, ou à faire quoi que ce soit. Il savait que le Lorrain l'ignorerait probablement. Comme pour bien d'autres choses avec eux deux, il savait aussi que le Lorrain savait qu'il le savait, et ainsi de suite. Un rire aux nombreuses raisons, aussi, qu'il n'explicita bien sûr pas. Les explications étaient rarement siennes dans ce genre de cas.
« Ah, Lupus, Lupus... Quand exista-t-il quelqu'un comme toi dans les univers, où que ce soit sur la durée ? Pourtant, il y a vraiment des choses que tu ne comprendras jamais, j'en ais peur. C'est triste, quelque part... D'autres l'ont fait, que tu as connu et qui étaient plus jeunes que toi. Moins sages aussi, sans doutes... Mais ils avaient certains avantages que tu n'as pas, bien entendu, et même le plus intelligent d'entre eux n'a jamais su voir une évidence qui vous échappe tous... »
Il ne se moquait pas, il était réellement amusé. Il ne s'attendait pas vraiment à ce que l'autre comprenne, ou à ce que ses convictions changent. C'était un amusement qui s'adressait à lui-même seulement, car il pouvait voir des liens qui n'avaient pas été vus, tout comme sans doutes d'autres lui échappaient qui étaient perçus par d'autres. Celui-ci avait un sel particulier, toutefois, car tout avait été vu, seul un détail n'avait pas été perçu, mais un détail tellement important. Un détail qui aurait permis de comprendre, autant que cela pouvait être compris, et peut-être même d'agir. Il ignorait qu'ils étaient Quatre, l'avaient toujours été, et n'avait pu donc déduire ce que lui-même était, le Spectre aux yeux rouges qui ne l'étaient pas toujours en apparence, même s'ils ne changeaient jamais, au fond. Secouant la tête, il abandonna ces pensées pour revenir à l'être qui était avec lui ce jour-là, et qui ne s'approchait même pas de la compréhension du problème, s'il était bel et bien plus vieux et plus sage que l'autre...
« Tu confonds Chaos et autre chose que tu connais mieux, mon vieil ami. C'est une erreur commune... Ils sont si facile à confondre, et non sans raisons, au fond. Allez, va, je n'essaye pas de te convaincre, je m'amuse juste un peu au passage... »
Oh non, il n'essayerait même pas de le convaincre. Tout était là, au Lorrain d'établir les liens s'il le voulait. Et s'il ne le faisait pas, hé bien tant pis pour lui. C'était un choix, comme n'importe quel choix, et le droit à l'échec était un droit, comme n'importe quel droit...
« Je pensais quand même que tu avais vu, toi qui t'es réclamé si longtemps de lui, qu'il y avait un troisième principe... Mais si tu ne vois pas la Neutralité au moment même où tu te défais de son manteau, peut-être vieillis-tu bel et bien, en fin de compte... »
Lui aussi semait ses mots de mille allusions, mais il l'avait toujours fait, avait toujours été dispersé. Cela se voyait plus dans certaines incarnations, moins dans d'autres. Ici, c'était clairement un plus, mais cela ne le dérangeait pas. Cela l'amusait, plutôt. Il se rappelait un écho du passé, ici mais loin sous la surface, en un temps différent et sous un monde différent de ce qu'il était aujourd'hui, bien différent en vérité...
« Quant aux humains... Bien sûr que je suis proche d'eux. Ou disons qu'ils sont proches de moi, si on veut respecter un ordre chronologique d'apparition dans la Trame... Mais tu es bien plus lié à ce monde que moi, en vérité, vieux loup. À ce qui domine en ce monde, ou à ce qu'il reste de ce monde, en fonction du point de vue. »
L'Ennemi... Un événement ancien, maintenant. Mais ce n'était pas un hasard si son incarnation avait été en sommeil lors de cette guerre, si elle ne s'était éveillée qu'après. Les légendes d'un peuple étant les savoirs de ces ancêtres, après tout, on pouvait tirer bien des conclusions quand on était sage... Il n'en parla pas, toutefois. Pas de cela, pas cette fois.
« Je voulais te parler... Hum, pour bien des raisons, en vérité. Pour le plaisir, d'abord. Ces petites conversations ravives toujours des souvenirs plaisant, et tu m'amuses souvent assez en toi-même pour que je me plaise à ces échanges. Tu t'es toujours impliqué d'avantage que moi, en vérité, bien plus que moi dans la trame des choses que tu entreprenais. C'est pour cela que tu n'arrives pas à prendre le même recul. Je ne tiens à rien en ce monde, mon ami, je n'ai jamais tenu à rien. Ellianne est née pour mourir un jour, quoiqu'elle ait des choses à accomplir en vérité avant cela, dans nos plans. Mais elle est déjà devenue assez ce qu'elle devait pour que sa mort ne soit qu'un ennui passager. Elle est presque des nôtres, et les « morts » ne nous arrête pas plus que les tiens ou ceux qui viennent de vous... »
« Nous », mais il ne disait pas qui. Peut-être le Lorrain savait-il, peut-être pas. Peut-être avait-il comprit ce qu'il avait dit, peut-être ne l'avait-il pas fait. Ce n'était pas important pour lui, pas ici. Il se contentait de semer, mais ne s'occupait pas des pouces.
« Mais il y avait autre chose... Je voulais juste te prévenir. Te prévenir que ta petite comédie est aussi transparente que du cristal en surface, quoi que les profondeurs soient plus brouillées. J'ai vu bien des motifs, je sais les déchiffrer. Tu n'es sûrement pas aussi fatigué que tu veux le laisser paraître, et si je ne peux être sûr de ta mort je doutes qu'elle soit si imminente que cela, pas sur une échelle humaine. En tous cas, je sais que tu ne t'arrêteras pas à une paisible retraite, pas encore. Je trouve plus intéressant de t'en prévenir. Tu peux tromper Ellianne, Vosgiens, tous tes « amis », ou disons ceux qui pensent à toi comme un ami. Mais pas moi, et quand tu mettras tes pièces en mouvement, je te regarderais avec plaisir. »
Il s'inclina, ironique et un peu moqueur, sans se soucier que le Lorrain le regarda ou non. Il n'avait pas tout dit, et ne comptait pas le faire. Il fallait bien qu'il garde quelques atouts dans sa manche, sinon l'intérêt aurait re-basculé de l'autre côté...
« Je doutes que tu changes grand chose à ce que tu comptes faire, quoi que ce soit, mais la partie sera bien plus amusantes si tu sais avec certitudes que je suis là, ton collègue quand tu seras ici, et que plus d'une partie se déroule. Rien de plus. »
Et le Spectre n'ajouta rien sur le moment. Il en avait dit assez. Lupus était bien plus lié que lui à cette terre, en vérité, il l'avait prouvé par le passé. Quand Medar était partit, il n'avait pas demandé, et il n'était revenu que parce qu'on l'avait renvoyé. Et le Loup était revenu de lui-même, pour ses raisons, et d'autres encore maintenant. Ce qui changeait tout, bien sûr, d'un certain point de vue, celui qui comptait pour le Premier Conseiller...