Il fallut une bonne demi-heure à la compagnie pour descendre jusque dans la vallée, puis pas loin de trois heures de plus pour arriver, en suivant le fond de la vallée, jusqu'au pied de la montagne-forteresse.
Dans la vallée, ils avaient longée une assez large rivière, et traversé plusieurs petits villages, qui s'étaient raréfiés en approchant de Ploèmiaris. Les flancs des montagnes étaient couverts d'arbres immenses, certains atteignant les quarante mètres de hauteur, forêts quasi-inviolées: les lorrains n'y prenaient guère que ce dont ils avaient besoin, comme quelques arbres pour construire une maison ou faire du bois de chauffe, ou bien du gibier. De nombreux enfants étaient également occupés à la pêche, assit sur le bord de la route qui longeait la rivière. Plusieurs, les plus jeunes souvent, venaient à chaque fois au-devant de la troupe, admirant surtout les centaures, Valéria et Kalio. Les deux femmes leurs paraissaient des anges, surtout Kalio; et les centaures étaient rares dans la Marche Montagneuse des lorrains. Hommes et femmes étaient croisés plus rarement, plutôt occupés dans les bois ou à la culture des rares champs placés dans le fond de la vallée.
Mais enfin, donc, ils arrivèrent au pied de Ploèmiraris. La montagne, immense, se perdait dans le ciel bleu. La troupe arriva au pied d'une muraille, noire et étrangement lisse, enserrée entre deux falaises, au-devant de laquelle coulait une rivière étrangement droite. Siana fit s'arrêter le groupe, tandis que l'un des deux porteurs d'étendards s'avançait au-devant du pont-levis abaissé. La lorraine éleva la voix à l'adresse des alwinionnais.
- Voici l'entrée de Ploèmiaris. Cette haute muraille défend le seul accès praticable de la montagne.
Elle tendit le bras vers le Nord, à leur gauche.
- Là-bas, les falaises continuent en s'élevant toujours plus haut. Elle sont si droites et hautes qu'aucune armée ne pourrait y passer, même avec des tours de sièges: les falaises font plusieurs centaines de mètres de haut.
A l'Est et au Sud, un grand fleuve empêche tout passage. Ces falaises-là vont jusqu'au fleuve, protégeant le flanc Sud-Ouest.
Elle désigna les falaises accotées à la muraille sur le flanc droit du groupe, puis pointa du doigt une masse miroitante, plus loin au Sud.
- C'est le fleuve d'Ademar. Il est si puissant qu'aucune embarcation ne peut y naviguer, et si profond et large que nul ne pourrait le combler pour attaquer ensuite la montagne. Bref, le fleuve empêche une attaque contre la montagne aussi bien par l'Est que par le Sud.
Elle désigna ensuite la rivière qui coulait au pied des murailles, devant eux.
- Ce canal a été creusé pour protéger le flanc Ouest. La rivière vient de plus loin, au Nord-Ouest, et se déverse au Sud, dans le fleuve. Le canal empêche les tours d'assaut d'attaquer la muraille, et de celle-ci nos archers infligeraient de terribles pertes à tout assaillant, avant qu'il n'ait pu passer les murailles...
Le pont-levis, long de dix mètres en plus de la jetée de bois qui s'avançait sur dix mètres de plus depuis la rive Ouest du canal vers la muraille, s'abaissa. Un son de cor, profond et grave, résonna, et le porte-étendard traversa. Siana fit suivre.
- Cette sonnerie avertit les portes suivantes de l'arrivée d'un ami...
De fait, dans le lointain résonnèrent tour à tour plusieurs sonneries semblables, qui finirent par se perdre dans le vent. Le message était transmis jusqu'à la forteresse même...
- Maréchal...
La vingtaine de gardes lorrains visibles une fois passées les murailles s'inclinèrent vers la compagnie. Si quelques-uns se cachaient sous les lourds et amples manteaux noirs habituels, quelques autres portaient l'armure de plates complète, le visage caché par les heaumes sombres. Mais la plupart allaient le visage découvert, vêtus simplement de tuniques et de bottes noires, l'épée au côté, et souvent un plastron de cuir sombre autour du tronc.
L'homme qui avait parlé s'avança.
- ...nous ne vous attendions pas si tôt.
- Le temps à empiré, à l'Ouest. J'ai fais hâter le pas.
- D'accord. Ce sont les invités ?
- Oui, ils m'accompagneront tous.
Le soldat haussa les sourcils, fixant les centaures et les Messagers de la Nuit.
- Vous êtes sûre ?
- Capitaine, cette garde alwinionaise est une garde d'honneur, et c'est une ambassade. Vous croyez peut-être à une armée d'invasion ?
L'officier rougit un peu, vexé.
- Entendu, entendu. C'est vous qui commandez, après tout.
Il fit une petite grimace, et Siana répondit simplement par un sourire satisfait. Puis elle fit signe de poursuivre, et la troupe commença à grimper la longue route pavée qui serpentait sur le flanc de la montagne. Chaque tronçon, mesurant à peu près deux cents mètres de long, était placé juste au-dessus du tronçon de route précédente, et les virages tournaient à trois cent soixante degrés.
Juste avant de commencer la montée, les lorrains démontèrent, et avancèrent sur la route en tenant simplement la longe de leurs montures. Siana se tint aux côtés de ses amies et d'Ecand.
- La route est assez large pour que dix hommes passent de front, mais il est normalement interdit de marcher à plus de deux de front, pour éviter que des messagers montant ou descendant en urgence ne soient ralentis. Toute cette zone est dévolue à la guerre. Les villages sont rares, par ici, car l'on ne veut pas que les villageois ne puissent se réfugier que dans la citadelle, en cas d'attaque. Il vaut mieux qu'ils partent dans la montagne: ils y survivraient plus facilement, et ne risqueraient pas d'être capturés.
Les lorrains avançaient en essayant d'économiser au mieux leur souffle, la pente étant très raide. Ce n'était d'ailleurs que pour ne pas fatiguer leurs chevaux qu'ils avaient démonté.
- Ploèmiraris est une montagne placée au carrefour de plusieurs grandes vallées. Elle contrôle quasiment toutes les grandes routes du centre de la Marche Montagneuse. Aucune armée ne pourrait y transiter sans passer par Ploèmiraris, et donc sans subir nos attaques ou devoir mettre le siège contre nous...
Les flancs de la montagne étaient très raides, presque droits, et recouverts de sapins essentiellement. Siana se tut durant la plus grande partie du trajet. Ils passaient régulièrement de grandes portes fortifiées accolées à la montagnes, et tenues, chacune, par une vingtaine de gardes. En fait, les portes étaient placées presque tous les cent mètres d'altitude...
Enfin, la route devint moins raide, et il n'y eut plus de lacet montant. La route, qui progressait maintenant droit vers le Nord, s'arrêta soudain devant la dernière fortification: un pont-levis. En-dessous, plusieurs centaines de mètres de vide.
- Le corps de garde de la forteresse même...trois pont-levis successifs, le vide étant la punition des imprudents qui s'avanceraient trop...
Le pont levis s'abaissa lentement. Et en effet, juste derrière la fortification d'une vingtaine de mètres de large, c'est-à-dire la taille de la route, et de seulement dix mètres de profondeur, une deuxième pont-levis s'abaissa, laissant apparaître à son tour un troisième pont-levis.
La troupe put enfin s'avancer, alors que le soleil commençait déjà à approcher des crêtes des montagnes sur la flanc gauche de la compagnie, à l'Ouest, prenant une tente dorée. Le dernier corps de garde était long de presque cinquante mètres: un tunnel surplombé de mâchicoulis, percé de fines fenêtres de tirs pour les archers, et protégé par des herses remontées et des portes de mithril rentrées dans les murs. Ces murs, comme ceux des portes précédentes et de la muraille en bas, étaient noirs et bizarrement lisses.
Enfin, la troupe déboucha dans ce qui était Ploèmiaris même. La forteresse occupait le sommet aplanit de la montagne: le chemin venant du corps de garde montait encore sur une vingtaine de mètres d'altitude avant de déboucher véritablement dans le cœur de la forteresse.
La compagnie s'avança au milieu de l'immense cour que dominait le noir "donjon" de Ploèmirairs...cependant, ce dernier paraissait à lui seul être une terrible et haute forteresse...
Comme une couronne ceignant une tête, la muraille noire de la forteresse ceignait le pourtour du sommet plat de la montagne, protégeant d'un ultime assaut montagneux. Accolés à l'intérieur, étaient des bâtiments de pierre: écuries, casernement, entrepôts de vivres, de matériels divers et d'armes. Régulièrement, la muraille s'arrêtait au profit d'une large tour ronde. Sur les tours comme sur les murailles, patrouillaient des lorrains en armures, ombres de plus en plus sombres à mesure que le soleil baissait.
Dans la cour même, s'activaient encore quelques dizaines de lorrains. Ici, plusieurs, torse nu, alternaient rapidement course, bonds, pompes, roulades... Là, une poignée s'entraînaient à l'épée, un maître d'armes passant entre les adversaires pour crier les ordres. Plus loin, une dizaine d'archers, alignaient, décochaient à toute allure leurs flèches sur des cibles placées rien de moins que deux cents pas plus loin.
Mais Siana les fit avancer vers le donjon, le centre de Ploèmiaris. Les murailles du donjon étaient cinquante mètres d'un noir et lisse à-pic. Les portes ouvertes et la herse relevée permirent à la troupe d'entrer dans la petit cour centrale. La présence de soldats étaient ici plus nette: des gardes en armures noires, armés de hallebardes et d'épées, et équipés de boucliers, étaient postés devant chaque porte, et régulièrement sur les chemins de ronde.
Les murs intérieurs de la forteresse étaient percés de grandes et larges fenêtres, témoignant de la hauteur des étages, qui devait avoisiner en moyenne des les cinq mètres de haut.
L'ombre s'emparait déjà de cette cour intérieure, les murs cachant les ultimes rayons du soleil: les seules sources de lumière convenable étaient des torches accrochées aux murs. La compagnie, enfin, pu démonter, et avancer à l'intérieur même du noir donjon, et un soldat vint glisser quelques mots à Siana, puis se retira. Les couloirs étaient longs et nombreux, et des escaliers montaient dans les étages et descendaient sous terre. Les lorrains de l'escorte avaient prit un air plus grave et des postures plus raides, alors que durant les trois jours de voyage ils s'étaient un peu laissés aller: ils rajustaient au millimètre près les ceintures, les plus des tuniques, les manches... Siana baissa la voix, tout en marchant.
- Lupus est évidemment prévenu, désormais...je sais exactement où vous mener.
Elle dirigea le groupe d'un pas assuré dans les couloirs, ne prenant aucun escalier. Après deux ou trois minutes d'une marche à un pas rapide, elle s'arrêta devant une porte à deux battants de fer.
- La forteresse dispose d'un grand hall de réception, mais il n'a jamais été utilisé depuis la Guerre contre l'Ennemi. Cette salle est plus modeste, et plus adaptée à un accueil chaleureux...
Elle sourit doucement aux trois alwinionais, puis poussa sur les battants, dévoilant la salle.
Celle-ci était effectivement assez modeste pour réceptionner une ambassade étrangère, mais après tout les lorrains considéraient les alwinionais comme des amis, depuis la fin de la Controverse...sinon avant, malgré certains combats. La pièce était un rectangle d'environ dix mètres de large sur vingt-cinq de long, et de quatre mètres de hauteur. La pierre noire du sol et des murs était recouverte de tapis et tapisseries d'un blanc nuageux, sur lequel étaient dessinées diverses scènes assez simplistes, représentant essentiellement des activités agricoles, et quelques unes de chasse ou de pèche. Quatre cheminées, deux sur le mur de gauche et deux sur le mur de droite, réchauffaient et éclairaient la pièce. Entre les cheminées, des chaises de bois brun, sur lesquelles étaient posés des coussins, étaient accolées aux murs.
Au fond, enfin, était posé, à même le tapis sur le sol, et non sur une estrade comme il aurait certainement sied, un siège de métal noir, avec dessus le grand Lupus, seigneur des lorrains; sur une chaise semblable, à la droite du seigneur et très légèrement en retrait, était assit Vosgiens; deux gardes en armures toutes noires, avec heaumes fermés, hallebardes en main et épées au côté, étaient debout, de chaque côté des deux hommes. Derrière eux, le mur était recouvert de la seule tapisserie qui dépareillait avec le reste de la décoration: la tapisserie était d'or, et sur toute sa largeur et sa hauteur, c'est-à-dire sur le mur de dix mètres de large qu'elle couvrait, était représenté un unique loup noir. Avec plus d'attention, on distinguait qu'en fait le loup avait été placé sur l'étendard des lorrains, et qu'il recouvrait la presque totalité de la diagonale rouge du drapeau, et cachait totalement les trois aiglons blancs.
Dès que les portes furent ouvertes, Siana s'avança jusqu'à cinq mètres du siège de Lupus, inclina la tête, puis se rangea de côté pour que les ambassadrices puissent se présenter. Les gardes lorrains, eux, ne furent que deux à entrer dans la salle, se rangeant de chaque côté des portes: les autres restèrent dans le couloir et refermèrent les portes.
Lupus et Vosgiens se levèrent, faisant face aux alwinionais.
Vosgiens était un vieil homme dont la maigreur squelettique était à peine dissimulée par la tunique noire et le plastron d'argent qu'il arborait sur le torse. Ses joues creuses étaient cachées par la longue barbe brune parsemées de fils d'argent. Chaque centimètre carré de la peau de son visage était parcouru de profondes cicatrices, ce qui enfonçait davantage ses yeux jaunes dans leurs sombres orbites, dominés par des sourcils gris et broussailleux. Ses longs cheveux, semblables à sa barbe, tombaient sur sa nuque et un peu sur le dos. Il était d'une taille égale à sa descendante, soit leux mètres dix. Pour l'heure, il dévisageait tour à tour les trois nobles alwinionais.
Lupus fut plus lent à se lever. Il dépassait de quinze bons centimètres son second, et était lui aussi tout vêtu de noir: une tunique et un pantalon très simples, de coupe assez pauvre; des bottes de cuir noir montant presque jusqu'aux genoux; une ceinture noire à laquelle était passé le fourreau sombre contenant sa large épée à double tranchant, elle aussi de ce sombre métal que les lorrains utilisaient pour tout. La longue barbe noire tombait en pointe sur la poitrine de l'homme, tandis que ses cheveux, coupés très courts, semblaient presque gris tellement la peau apparaissait en-dessous; toute sa peau, d'ailleurs, était d'une pâleur presque cadavérique, comme à son habitude. Son fin et long nez aquilin séparait ses deux petits yeux verts dans lesquels passaient des lueurs jaunes, et ses sourcils épais leur donnait de la profondeur. Ce qui marquait le plus ce visage, cependant, c'était ce sourire à la fois amusé et sadique qui était en fait un rictus inconscient.
Mais Lupus, lui aussi, avait les joues creusés. Il était de toute évidence très fatigué, épuisé par quelque chose. Un tel aspect aurait sans doute justifié, dans bien des seigneuries, que le seigneur ne paraisse pas pour accueillir ses invités. Mais en Lorraine, on n'appréciait pas de manquer à ses devoirs, pour quelque raison que ce soit.
Les deux plus puissants lorrains s'inclinèrent devant l'ambassade alwinionaise, sitôt que Siana se fut portée de côté. Vosgiens éleva sa voix rauque et semblable à un aboiement:
- Alwinionais, soyez les bienvenus dans le Grand-Duché de l'Est, terre lorraine, et plus particulièrement en notre forteresse et siège, Ploèmiaris. Monseigneur, le Grand-Duc Lupus, seigneur de tous les lorrains, vous souhaite la bienvenue en sa demeure. Je suis le Comte Vosgiens Elemanquia De Arnis, seigneur de la Marche Est, nommé "Comté Frontalier" pour l'Empire. Nous espérons que Son Altesse Impériale se porte bien, de même que vous, et que votre voyage vous a été agréable.
Vosgiens se tut, continuant à fixer de ses yeux jaunes les alwinionais. L'accueil du vieil homme semblait froid, mais c'était dû à son caractère, et non aux alwinionais eux-mêmes; mais Siana lui jeta quand même un regard de reproche, en coin.
Lupus prit à son tour la parole, de sa voix grave et profonde. Mais elle était lente et fatiguée, cette voix, tranchant avec les accents que de nombreux seigneurs orkandiens avaient autrefois pu entendre dans certains lieux d'Etemenorkia. Toutefois, elle se voulait chaleureuse, et Lupus réussit à transformer son rictus en un sourire, malheureusement plus fatigué encore que sa voix et son apparence.
- Ambassadeurs de l'Empire et de l'Alwinion, salut ! Je suis heureux de vous voir ici, car le but de toute ambassade est la paix avant tout, et l'Empire et l'Alwinion sont nos supérieurs, voisins et amis...
Vosgiens sembla tiquer au "supérieurs". Après tout, seuls les lorrains eux-mêmes connaissaient la vraie puissance de leurs terres: pouvaient-ils ou non concurrencer l'Empire ? C'était une très bonne question. Mais il fallait aussi se souvenir que les lorrains étaient là bien avant l'Empire d'Asahi lui-même...
Le ton de Lupus se fit soudain un peu plus paternel et bien moins officiel, bien que toujours très fatigué, et il adressa un sourire à Siana, avant de reporter son regard sur les alwinionais.
- Siana ne vous a pas trop embêtés, j'espère, jeunes gens ? Enfin...ce soir, vous pourrez vous reposer ici, en toute sécurité. Et en toute confiance, j'espère.
Il fit un geste, et les deux lorrains qui s'étaient rangés aux côtés des portes amenèrent aux alwinionais des chaises qui étaient contre les murs, avant de retourner à leurs places.
- Je vous en prie, asseyez-vous.